Ivana DOBRAKOVOVÁÌę: Olivia

(Extrait du recueil Matky a kamionisti, Marenčin PT, Bratislava 2018)

Ìę

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Aussi loin que je me souvienne, c’était comme une sorte de refrain qui nous a toujours accompagnĂ©es. Que savais-je de la vieÌę? La vie rĂ©elle, naturellement. Que savais-je du travail Ă  l’hĂŽpital, de la familleÌę? Mais, attention, la vraie famille, avec des enfants, pas cette union provisoire avec un abruti, ma sƓur adorait affirmer qu’il ne pouvait y avoir de famille sans enfants. Que pouvais-je savoir des vĂ©ritables problĂšmes puisque je n’en avais jamais eus, pas vraiÌę? Pour rĂ©sumer, ma sƓur n’a jamais pu apposer l’adjectif «ÌęvraiÌę» Ă  ma vie. C’était elle qui vivait dans le vrai, moi je faisais «Ìęcomme siÌę». Quand j’entendais parfois parler de la force du lien unissant des sƓurs, je restais incapable d’imaginer ce que cela pouvait reprĂ©senter. Une sƓur se confie Ă  sa sƓurÌę? Une sƓur demande conseil Ă  sa sƓurÌę? Les sƓurs chuchotent ensemble sous la couetteÌę?

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Je m’arrĂȘte au niveau du portail, il faut d’abord que je me souvienne oĂč j’ai garĂ© ma voiture. MannaggiaÌę! Ça me revient, c’est assez loin, prĂšs de la poste. D’aprĂšs ma sƓur, je serais juste hypocondriaque et je ne proteste pas, je suis hypocondriaque et suis consciente qu’il n’est pas complĂštement normal de se dĂ©sinfecter les mains avec une lingette aprĂšs chaque trajet en bus, j’avoue qu’en position de skieuse au-dessus de la lunette des toilettes publiques, je ne risque pas d’attraper la syphilis et il est vrai que les gens qui ont de l’herpĂšs n’ont que de l’herpĂšs et pas la lĂšpre, il n’est pas utile de les fuir comme la peste, j’avoue qu’à certains Ă©gards, j’exagĂšre. Cela implique-t-il que je mĂ©rite d’ĂȘtre mĂ©prisĂ©e de la sorteÌę? Est-ce que je mĂ©rite que ma sƓur, si je l’appelle dans un moment de faiblesse – elle est tout de mĂȘme mĂ©decin, vers qui d’autre dois-je me tourner en cas de souci de santĂ© ou d’anxiĂ©tĂ© soudaineÌę? – me hurle de prendre de l’homĂ©opathie pour mes nerfs et de ne pas la dĂ©ranger avec mes pseudo-problĂšmesÌę? Parce que moi, je ne sais pas – nous y voici – ce que signifie d’avoir Ă  s’occuper d’une famille et d’enfants, tu n’as pas idĂ©e, chĂšre Olivia, de ce que les enfants majeurs peuvent foutre, des endroits oĂč ils traĂźnent la nuit, des gens douteux qui les entourent, de l’état dans lequel ils rentrent au petit matin – et tu ne sais jamais s’ils s’écroulent sur le lit Ă  cause de l’alcool ou si c’est dĂ» Ă  des drogues – et toi, tu m’appelles pour me demander quelle est la probabilitĂ© d’attraper de l’herpĂšs, parce que le barman qui t’a prĂ©parĂ© ton cappuccino au bistrot en avait sur la boucheÌę? RĂ©veille-toi, nom de DieuÌę!

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Bon, d’accord, ce problĂšme avec l’herpĂšs est un peu ridicule, mĂȘme si je ne trouve pas du tout que ce soit le cas lorsque l’angoisse s’empare de moi, au contraire, je lave frĂ©nĂ©tiquement Ă  l’eau trĂšs chaude tous les aliments manipulĂ©s par une caissiĂšre ayant de l’herpĂšs, mais j’ai aussi de rĂ©els problĂšmes de santĂ©. J’ai l’impression que mon corps me trahit de plus en plus, c’est presque comme si je me dĂ©composais. Ce sont surtout les articulations qui lĂąchent, elles resserrent leur Ă©treinte et les os ne tiennent pas comme ils le devraient. Il y a d’abord cette subluxation de l’épaule que j’ai dĂ©jĂ  mentionnĂ©e, ça a sautĂ© pour la premiĂšre fois il y a plusieurs annĂ©es, alors que j’étais suspendue Ă  une cage Ă  poules dans une aire de jeux, les enfants de ma sƓur Ă©taient encore petits. Je voulais leur montrer comment avancer, suspendus les bras en l’air. Je me dĂ©brouillais bien Ă  l’époque du collĂšge. J’ai poussĂ© un hurlement terrible avant de lĂącher prise. Je suis tombĂ©e sur le sol sans savoir ce qu’il venait de se passer ni ce qu’il fallait faire pour que ça s’arrange, la douleur Ă©tait horrible, j’ai senti que mon Ă©paule avait changĂ© de place et que cette place n’était pas la bonne. Les enfants de ma sƓur me fixaient d’un air hĂ©bĂ©tĂ©. Je vis donc avec une Ă©paule qui se dĂ©boĂźte depuis environ vingt ans. J’ai essayĂ© la rééducation, ça ne m’a pas aidĂ©e. On m’a dissuadĂ©e de me faire opĂ©rer. Il paraĂźt que le rĂ©sultat n’en vaut souvent pas la peine. Je sais quels gestes je peux faire, il s’écoule parfois six mois entre deux dĂ©boĂźtements, je suis devenue une vraie pro. Je sais que je ne devrais pas courir, mais mes jambes fonctionnent encore bien. J’ai nĂ©anmoins l’impression par moments de risquer une subluxation du genou, ou de la cuisse, enfin, comment le dĂ©crire
 J’ai parfois des tiraillements Ă©tranges au niveau des jambes lorsque je cours, j’ai l’impression que ma cuisse va complĂštement dĂ©visser et se dĂ©coller. Si je ne fais pas attention. Mais comment faire attention en courantÌę? Alors je cours quand mĂȘme, Ă  toute vitesse, comme une folle. Je me dis parfois que je vais finir par m’écrouler, de l’intĂ©rieur, les articulations vont dĂ©finitivement lĂącher, cesser d’assurer leur fonction et je ne serai plus qu’un amas d’os qui vogueront librement Ă  travers mon corps avant de jaillir en transperçant ma peau.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Je chasse cette image. Bon alors, pourquoi a-t-on des frĂšres et sƓurs au justeÌę? Je sais qu’il est de coutume d’avoir deux enfants pour que le premier ne soit pas seul et que les deux se serrent les coudes dans la vie. Jusqu’à ce que les parents ne soient plus lĂ . Mais combien y a-t-il de puissants liens fraternels autour de moiÌę? OĂč chacun serait lĂ  pour l’autreÌę? Deux ou troisÌę? Bien sĂ»r, ça peut ĂȘtre sympa pendant l’enfance d’avoir quelqu’un de son Ăąge pour jouer, chez soi, dans sa chambre. Mais aprĂšsÌę? Une fois que les frĂšres et sƓurs ont grandi, chacun suit son propre chemin, on crĂ©e une nouvelle famille et oublie celle du dĂ©but, on fait deux enfants pour qu’ils ne soient pas seuls, mĂȘme si de notre cĂŽtĂ©, on s’obstine Ă  ne voir nos frĂšres et sƓurs que lors des mariages, des communions et des banquets funĂ©raires, chez le notaire pour un hĂ©ritage, voire au tribunal.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Je viens de m’installer dans la voiture et de dĂ©marrer lorsque Lucrezia m’apparaĂźt brusquement, avec son large sourire, telle que je l’ai immortalisĂ©e ce jour oĂč nous avions fait les folles avec un appareil photo. Lucrezia Ă©tait comme une sƓur pour moi, elle ressemblait du moins Ă  la vision que j’avais d’une sƓur, celle que j’aurais voulu avoirÌę! Je criais depuis mon balcon en direction de la courÌę: «ÌęLucreziaÌę! LucreziaÌę!Ìę», «ÌęLucreziaÌę! Tu viens jouer chez moiÌę?Ìę», «ÌęLucrezia, j’ai de nouvelles figurines d’animauxÌę! Viens les voirÌę!Ìę», «ÌęLucrezia, et aujourd’hui, tu ne peux pas non plus ?Ìę».

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Pourquoi ai-je toujours l’impression d’avoir systĂ©matiquement Ă©tĂ© la derniĂšre roue du carrosse dans toutes mes amitiĂ©sÌę? Que toutes mes relations Ă©taient dĂ©sĂ©quilibrĂ©es et que tous mes amis avaient l’ascendantÌę? En fait, je sais pourquoi. J’ai compris sur le tard la rancune que ma mĂšre entretenait vis-Ă -vis de Lucrezia. C’était toujours elle qui venait chez nous, jamais l’inverse, une fois qu’elle Ă©tait lĂ , nous nous mettions Ă  hurler et Ă  courir, laissant l’appartement sens dessus dessous. Il fallait ensuite que Lucrezia rentre chez elle pour le dĂźner tandis que ma mĂšre et moi devions tout ranger. Il arrivait souvent que Lucrezia ne puisse pas venir, soit il y avait des invitĂ©s chez elle, soit elle avait prĂ©vu un autre programme. Il est aussi arrivĂ© que nous ayons convenu de nous voir et qu’elle ne vienne pas, je me mettais alors sur le balcon Ă  crier «ÌęLucreziaÌę! LucreziaÌę!Ìę» vers ses fenĂȘtres fermĂ©es, j’étais capable de rester lĂ  Ă  brailler pendant une demi-heure jusqu’à ce qu’un voisin se pointe sur son balcon et se mette Ă  beugler pour que je la ferme. Ma mĂšre ne faisait aucun commentaire. Je pense qu’elle en souffrait. Elle le faisait ensuite payer Ă  Lucrezia. Elle la forçait Ă  ranger les jouets avec moi («ÌęJe n’en ai rien faire que tu doives rentrer chez toiÌę») ou Ă©tait capable de faire mine pendant des mois que nos journĂ©es Ă©taient chargĂ©es, ce qui impliquait que Lucrezia ne pouvait pas venir, «ÌęPas aujourd’hui, tu dois apprendre tes leçonsÌę», «ÌęSĂ»rement pas demain, on doit t’acheter des bottesÌę», «ÌęLe week-endÌę? Mais tu plaisantesÌę? Tu as natation le matinÌę». Son ton Ă©tait sarcastique lorsqu’elle lui parlait, elle la grondait mĂȘme parfois, si bien que Lucrezia finissait par insister pour que nous allions plutĂŽt jouer dans la cour. Pourquoi n’allions-nous jamais chez elleÌę? Si je ne le comprenais pas Ă  l’époque, je crois saisir Ă  prĂ©sent. Lucrezia avait deux jeunes frĂšres, sa mĂšre devait ĂȘtre heureuse de voir l’un de ses enfants s’éclipser pour quelques heures et elle n’aurait sĂ»rement pas apprĂ©ciĂ© d’en avoir un autre entre les jambes.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Nous avons ensuite dĂ©mĂ©nagĂ©, oh, comme j’ai souffert d’avoir perdu LucreziaÌę! J’ai passĂ© tant de soirĂ©es Ă  pleurer. Ma mĂšre me rassurait en me disant que j’allais pouvoir continuer Ă  voir Lucrezia, que nous n’étions tout de mĂȘme pas partis au bout du monde, ni mĂȘme dans une autre ville puisque nous habitions quelques rues plus loin, mais elle avait nĂ©anmoins dĂ» deviner comment cela allait finir. Ce dĂ©mĂ©nagement a tout bonnement fait sortir Lucrezia de ma vie, mais j’ai ensuite eu l’impression qu’elle revenait sans cesse. Sous l’apparence d’autres filles. Silvana, Gabriela, Yone, Nadia
 J’ai toujours rĂ©pĂ©tĂ© le mĂȘme schĂ©ma comportemental en amitiĂ© – je tenais terriblement Ă  elles, elles beaucoup moins Ă  moi. Ma mĂšre m’a transmis cela depuis l’enfance, elle a dĂ» en souffrir, je n’ai pas souvenir qu’elle se soit comportĂ©e aimablement vis-Ă -vis d’une seule de mes amies. Elle les rabaissait sans cesse devant moi. Aucune n’était assez bien. L’une avait de grosses cuisses et son rire Ă©tait hystĂ©rique et strident, une autre avait des oreilles dĂ©collĂ©es, en forme d’éventail, qu’elle s’efforçait en vain de camoufler en dĂ©tachant ses cheveux, une troisiĂšme avait le visage grĂȘlĂ© et Ă©tait trop bĂȘte. Sans parler de celle qui avait tout gĂąchĂ© dĂšs la premiĂšre seconde en gratifiant ma mĂšre d’un «ÌęSalut, tantineÌę!Ìę». Ma mĂšre n’épargnait personne et faisait feu de tout bois. Elle me rappelait sans cesse que Lucrezia volait et abĂźmait mes jouets, qu’elle Ă©tait mĂ©chante et insidieuse, mĂȘme si cela ne me dĂ©rangeait pas trop, car j’aimais Lucrezia telle qu’elle Ă©tait, ma mĂšre passait ensuite au calibre supĂ©rieurÌęen affirmant que mon amie n’était qu’une catholique hypocriteÌę: si elle ne fauchait pas de jouet en passant chez nous, elle cacherait ma peluche prĂ©fĂ©rĂ©e dans le cagibi. Je ne voulais pas l’écouter, je lui en voulais d’ĂȘtre aussi mĂ©prisante, de se croire si supĂ©rieure, toutes ces remarques narquoises, mĂȘme plus tard, lorsqu’une amie ne m’a pas appelĂ©e alors que nous avions convenu de nous voir ou lorsque je ne trouvais personne pour m’accompagner au cinĂ©ma. Je dĂ©testais aussi cette façon qu’elle avait de me rĂ©pĂ©ter qu’il ne fallait pas autant m’engager dans mes amitiĂ©s, ne pas les appeler de mes vƓux, ne pas attendre de faveurs ou d’attention, pour vivre ma propre vie sans ĂȘtre bridĂ©e par quelqu’un, comme si je ne vivais qu’à travers l’approbation des autres.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Cela est plutĂŽt risible de sa part. Elle est tout de mĂȘme la prĂ©sence la plus importune et la plus insistante dans ma vie. Avec le temps, je peux me dĂ©faire de l’emprise de mes amies, mais quid de celle de ma mĂšreÌę? Je pense qu’un immense trou dĂ©chirera mon ventre quand elle sera morte, la douleur me transpercera comme une balle en faisant tomber mes intestins et je devrai poursuivre mon existence avec cette blessure impossible Ă  cicatriser, dans une angoisse et un vide absolus.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Les routes aussi sont vides en ce moment, heureusement qu’elles ont Ă©tĂ© sablĂ©es, je pĂ©nĂštre Ă  nouveau dans la forĂȘt au niveau de Pino, puis m’engouffre sous le tunnel, le brouillard est plutĂŽt Ă©pais, il ne manquerait plus que ça, qu’il neige, je monte la colline et n’y vois dĂ©jĂ  plus rien, de toute façon, on ne distingue jamais Superga Ă©clairĂ©e sur la droite avec toute cette vĂ©gĂ©tation, mais je sais qu’elle se trouve quelque part par lĂ , sinon, mes amies n’ont Ă©videmment constituĂ© qu’un dĂ©but, ma mĂšre commentait Ă©galement mes relations avec les hommes. Pas tant celle avec mon abruti, il ne la dĂ©rangeait pas vraiment, c’était mon compagnon habituel, un homme qui m’avait choisie, elle commentait plutĂŽt – encore et encore – les relations passĂ©es, les coups de cƓur soudains, dans laquelle je m’étais jetĂ©e tĂȘte la premiĂšre. Lorsqu’elle sentait que quelqu’un me plaisait sans que ce soit rĂ©ciproque. Quand j’étais jeune. Je pense qu’elle Ă©tait embarrassĂ©e par la pensĂ©e que quelqu’un puisse se refuser Ă  moi, sa fille. À prĂ©sent, aprĂšs mon abruti, dix-sept annĂ©es, la situation a pris le tournant inverse. Ma mĂšre trouve ridicule quand la vieille fille que je suis – d’aprĂšs elle – s’imagine que quelqu’un pourrait vouloir d’elle. Elle se moque en particulier de mon voisin, l’électricien.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Il s’appelle Pino, Pino Daniele, comme lui, il est originaire de Naples. Veuf depuis peu, environ quarante-cinq ans, des tempes qui commencent Ă  se dĂ©garnir, une grosse verrue sur le coin gauche du nez. En emmĂ©nageant l’an passĂ© dans ce nouvel appartement, je me suis vraiment rĂ©jouie d’avoir un voisin si serviable et si habile. Et il s’est avĂ©rĂ© que Pino Ă©tait trĂšs utile. Électricien. Plombier improvisĂ©. Il me disait toujours «ÌęSi tu as besoin de quoi que ce soit, Olivia, appelle-moi, n’hĂ©site pas Ă  cogner Ă  la fenĂȘtre, je passerai chez toi, j’aime bien rendre serviceÌę». Il a rĂ©parĂ© l’interrupteur, puis installĂ© un siphon et je lui ai demandĂ© «ÌęQu’est-ce que je te dois, PinoÌę?Ìę», il s’est contentĂ© de sourireÌę:Ìę«ÌęRien, juste un baiser sur la joue, vaÌę!Ìę» Et je lui donnais ce baiser, mĂȘme si j’étais gĂȘnĂ©e, mais ça me semblait mignon au demeurant, c’était si typiquement napolitain, je me suis ditÌę:Ìę«ÌęQuelle nature, quelle franchise, quelle cordialitĂ©Ìę! On ne rencontre pas ça souvent dans le PiĂ©montÌę». Mais un jour, dans la cour devant la maison, il a essayĂ© de m’enlacer, il tenait des fleurs dans une main, soi-disant pour la tombe de sa femme, il Ă©tait plutĂŽt imbibĂ© et m’a enlacĂ©e, la surprise m’a empĂȘchĂ©e de me dĂ©fendre, il a ensuite murmurĂ©Ìę:Ìę«ÌęTu seras seule ce soir, OliviaÌę?Ìę». Il Ă©tait vraiment bourrĂ©, je sentais son haleine immonde et emplie d’alcool, je craignais terriblement qu’il ne me fasse du mal. Je me suis arrachĂ©e Ă  son Ă©treinte et ai passĂ© toute la soirĂ©e dans l’obscuritĂ©. Dans l’angoisse. PrĂ©parĂ©e Ă  quoiÌę? À ce qu’il dĂ©fonce la porte pour abuser de moiÌę? Il n’a pas frappĂ©, n’est pas montĂ© d’un Ă©tage pour atteindre ma porte, il a probablement fait passer sa gueule de bois endormi devant la tĂ©lĂ©vision. Nous ne sommes jamais revenus sur cet incident, mais j’ai su Ă  partir de ce moment qu’il ne faudrait plus compter sur de menues rĂ©parations de sa part. La mauvaise impression ne disparaĂźt pas, je me raidis Ă  chaque fois que je le croise dans le couloir ou dans la cour, mĂȘme s’il fait mine d’ĂȘtre toujours aussi avenant. Fumier.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Et s’il n’y avait que lui. Ma mĂšre se moque de moi en me disant que je suis paranoĂŻaque, elle se gausse que j’analyse une banale conversation entre voisins comme si quelqu’un en voulait aprĂšs moi. Mais une femme sait reconnaĂźtre ces choses-lĂ , elle comprend la diffĂ©rence entre un voisin qui lui sourit par politesse en lui souhaitant buonasera et un type bourrĂ© qui lui murmure Ă  l’oreille d’une voix Ă©raillĂ©e pour savoir si elle sera seule chez elle ce soir. Et puis, pourquoi prendre un exemple aussi exagĂ©rĂ©Ìę? Ça ne doit pas toujours sauter aux yeux. Une femme sait quand un homme la regarde avec envie, quand il «Ìępourrait ĂȘtre intĂ©ressĂ©Ìę» et quand elle n’est pour lui qu’un fantĂŽme. Pour ma part, j’ai l’impression que depuis que je suis devenue vieille fille, en divorçant de mon abruti, les hommes se permettent de plus en plus de choses vis-Ă -vis de moi, surtout les hommes plus vieux, ceux que je n’envisagerais jamais, comme s’ils Ă©taient persuadĂ©s que je devais me satisfaire de n’importe quoi et ĂȘtre reconnaissante, persuadĂ©s qu’il me manque quelque chose d’essentiel, quelque chose qu’ils peuvent me fournir, une queue entre les jambes, quelque chose que dĂ©sire chaque vieille fille, coucher sans engagement, car une femme de mon Ăąge doit avoir compris que personne n’envisage de relation suivie avec elle, il y a des millĂ©simes plus jeunes pour cela, une femme de mon Ăąge peut s’estimer heureuse qu’un homme – n’importe lequel – accepte de la satisfaire, la divertisse un moment, colmate un trou, raccommode ce sentiment de vide sans famille ni enfants ni sens de la vie.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Comme ce kiosquier qui rĂ©pĂšte Ă  longueur de journĂ©e «ÌęBonne journĂ©e, madameÌę» – droit dans les yeux et en insistant sur le «ÌęmadameÌę». Comme cet autre voisin, un retraitĂ© – AhÌę! Les hommes ĂągĂ©s me dĂ©goĂ»tent le plus, ceux qui sont vraiment vieux, aprĂšs soixante-dix ans –, j’ai d’abord pensĂ© qu’il n’était pas sĂ©rieux, que j’avais rĂȘvĂ©, il m’a arrĂȘtĂ©e un jour au niveau du portail pour me direÌę: «ÌęAlors ma jolie dame, oĂč allez-vous doncÌę? Toujours Ă  l’écoleÌę? Ces enfants ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont d’avoir une prof aussi charmanteÌę». Ça m’a Ă©cƓurĂ©e. Pour ĂȘtre franche, je n’avais jamais envisagĂ© jusqu’ici qu’un retraitĂ© puisse regarder une femme
 comme une femmeÌę! Comment osait-ilÌę?! Son rĂŽle Ă©tait de jouer aux cartes, de se balancer dans un fauteuil en lisant le journal, de se promener dans une allĂ©e plantĂ©e d’arbres aux couleurs de l’automne et de s’acheter des couches garantissant son confort Ă  chaque mouvement – pas de jouer Ă  l’homme et de faire la courbette devant une femme trente-cinq plus jeune. Et surtout – il devait complimenter son Ă©pouse abĂźmĂ©e pour tous les bons dĂ©jeuners et dĂźners qu’elle lui prĂ©parait, la remercier de nettoyer les chiottes souillĂ©es de pisse et ne pas se plaindre devant moi que sa femme ne voulait mĂȘme pas sortir, cette casse-pieds, en ajoutant qu’il n’était pas encore vieux au point de s’enterrer comme ça – ha haÌę! – il avait envie de tout autre chose – hi hiÌę! – avant de conclure par un clin d’Ɠil. J’en avais marre de ce retraitĂ© alerte.

ÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌęÌę Je rappelle certains de ces Ă©pisodes Ă  ma mĂšre et cela l’amuse, elle me ditÌę:Ìę«ÌęOui, ma petite Olivia, fais attention, dans ce cruel monde masculin, tous les hommes veulent te violerÌę». Comme si cette idĂ©e Ă©tait le summum du ridicule. Comme si vraiment personne ne pouvait s’intĂ©resser Ă  moi. Je ne suis pas assez bien, pas satisfaisante, mĂȘme pour le viol. Ma mĂšre poursuit et me demande en riantÌę: «ÌęLe vendeur de pĂątes m’a saluĂ©e l’autre jour au marchĂ©. Tu crois que c’est le signe qu’il veut entamer une liaison avec moiÌę?Ìę». Ou alors, quand elle ne cherche pas Ă  m’humilier, elle minimiseÌę:Ìę«ÌęMais voyons, tu sais bien que les hommes tentent leur chance avec toutes les femmes, cela n’a rien Ă  voir avec toi, plutĂŽt avec eux, ne le prends pas personnellement. Ignore-les tout simplement. »

D’un cĂŽtĂ©, je sais qu’elle a partiellement raison, j’en ai parlĂ© Ă  plusieurs reprises avec mes amies et leurs expĂ©riences Ă©taient similaires, que ce soit avec des inconnus ou des voisins, mais de l’autre cĂŽtĂ© – je ne parviens pas Ă  ne pas le prendre personnellement. Quand cela se produit, il s’agit de moi, c’est moi qu’ils visent, ma personne concrĂšte, Olivia. J’ai Ă©veillĂ© leur intĂ©rĂȘt, leurs avances me sont destinĂ©es. Cela finit parfois par m’épouvanter et je me demande si je n’ai pas perdu la capacitĂ© d’avoir un jugement sĂ»r, du discernement, et si je vivais dans l’illusion que tous les hommes cherchent Ă  coucher avec moi alors qu’en rĂ©alitĂ© cette hypothĂšse parviendra tout au plus Ă  les faire sourireÌę? Tout cela n’est que de l’humour, de l’ironie, et si je me faisais juste des idĂ©es et interprĂ©tais malÌę?

Comme Gloria en fait.

Je me gare devant la Gran Madre, rĂ©signĂ©e Ă  l’idĂ©e de laisser au moins un euro au gardien de parking arabe chargĂ© de m’indiquer une place si je ne souhaite pas retrouver ma voiture Ă©raflĂ©e en revenant du Circolo. Je contourne l’église illuminĂ©e et la Piazza Vittorio Veneto apparaĂźt devant mes yeux, magnifique, la splendeur de cette place me coupe le souffle Ă  chaque fois. Dommage qu’ils aient dĂ©jĂ  retirĂ© les dĂ©corations de NoĂ«l. Je traverse au rouge au niveau du Corso Casale, la serata doit dĂ©buter dans trois quarts d’heure, j’ai le temps, c’est juste une mauvaise habitude, de traverser au rouge, j’ai peut-ĂȘtre hĂ©ritĂ© cette mauvaise habitude de mes Ă©tudiants. Je reprends mes esprits et m’arrĂȘte au bout du pont, pour attendre que le feu passe au vert.

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© Traduit du slovaque par Nicolas Guy, 2023

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