Excerpt

Un trou dans la terre

Une maison pour le cerf

Dominika MORAVČÍKOVÁ: Un trou dans la terre

(Extrait du recueil Dom pre jeleňa, Koloman Kertész Bagala, Bratislava 2022)

Je m’appelle Ališa. Je suis Slavonne, originaire de Horné Vrboslavice. Je suis fière de mes racines. Quatre-vingt-dix pour cent des habitants déclarent appartenir à notre minorité. J’ai deux frères et habite avec ma mère.

Je suis gentille et jolie. Tout le monde vous le dira chez nous. Par contre, je n’ai toujours pas trouvé de mari. Cela ne signifie pas que personne ne veut de moi. La vérité est que tous mes fiancés sont morts.

Le premier d’entre eux était un employé de la coopérative chargée de l’extraction du bois et du calcaire, l’un de ceux que nous appelons chez nous «les redresseurs». Il y a trois ans de cela, il m’avait appelée dans la cabine de sa grue pour boire le café de son thermos. Mes cheveux roux lui avaient plu.

« Ils sont comme du feu, tu es une vraie Slavonne. Préviens ton père qu’il va avoir de la visite.»

Il avait claqué la porte de sa cabine, allumé le moteur et secoué la main derrière la vitre. Je lui avais répondu en agitant moi aussi la main tout en laissant mes cheveux recouvrir mes oreilles. J’ai honte lorsque l’émotion les fait rougir.

Deux jours plus tard, le redresseur était mort. On l’avait retrouvé dans un fossé qu’il avait lui-même creusé avec sa pelle électrique près des cabines de chantier. La nouvelle se répandit que les gars avaient bu pendant la nuit avant d’aller se balancer sur le grappin de la grue. J’ai pleuré. Toutes mes sœurs et mes cousines avaient réussi à se marier, mais chaque homme qui avait voulu m’épouser était mort. Le tanneur du village d’en bas, qui colportait des sacs en veau jusque dans nos contrées, était rentré chez lui pour les fêtes de la Saint-Jean et était tombé dans un puits. De son côté, le vieux garçon qui vivait près du lac et enseignait toujours les sciences naturelles à l’école primaire avait eu un problème de valvules cardiaques. Il s’était évanoui dans sa salle de bains et les médecins n’étaient pas parvenus à le réanimer.

Personne ne m’a conviée à l’enterrement du redresseur. Il n’avait eu le temps de prévenir personne que j’étais sa fiancée avant son décès. Je lui ai tout de même arrangé un petit monument au-dessus de la carrière où il était mort. J’ai choisi en guise de décoration des véroniques bleu foncé et des rubans jaunes. Le bleu et le jaune étaient les couleurs de ses vêtements de travail. À l’aide d’une râpe à pommes de terre, j’ai gravé sur la pierre l’inscription: «Peter le redresseur».

Un certain temps s’est ensuite écoulé sans qu’aucun homme ne me tape dans l’œil. Il a fallu attendre le début de l’automne pour qu’on commence à raconter qu’un investisseur étranger envisageait de construire une station de ski avec remonte-pente au-dessus de notre village.

«Qui pourrait avoir envie de skier ici? s’est esclaffée ma mère avant de prophétiser: Ça va bientôt être la guerre ».

Et un matin, sur la boue séchée de la colline, on a réellement vu arriver une voiture à la carrosserie étincelante et aux jantes noires chromées. L’investisseur en est descendu – chaussé de souliers aux motifs d’écailles de serpent – il était accompagné d’un homme qui affirmait être son traducteur et s’est arrêté dans notre cour pour demander son chemin:

«Nous cherchons les prairies à pic où on exploitait le bois. Tous les chemins se croisent et nous ne savons pas par où continuer.»

Ma mère était en train d’éplucher des pommes de terre et n’était pas d’humeur à causer. Le traducteur a sorti son portefeuille. Ma mère a lentement levé les yeux.

«Nous avons besoin d’une personne du coin pour nous guider.»

Je me suis immédiatement proposée.

Ma mère a prévenu le traducteur avant de cacher les billets sous son sein, dans la poche de son tablier:

« Faites attention à celle-là, elle est faible d’esprit.

— Allons bon, a dit le traducteur en me tendant la main, tu pourrais nous aider, jeune fille?»

J’ai répondu que je pouvais leur montrer tout ce qu’il voudrait. Il m’a examinée de la tête aux pieds.

«Je suis curieux de voir ça. »

Ma mère a fait tomber un crachat dans une corbeille en plastique.

«Rentre avant la nuit, Ališa.»

J’ai commencé par montrer les collines à ces messieurs, puis notre église slavonne ancienne. Nous avons fini par nous installer à la cantine des ouvriers. Après la deuxième tournée de cafés et de vodkas, l’investisseur s’est assis à côté de moi et a passé ses doigts sur le tissu de mon tablier.

«Monsieur demande s’il est normal de porter ce genre de costume au village.

— Bien sûr.»

Je les ai avertis que s’ils ne prenaient pas garde à leurs voitures, les gens du coin allaient démonter leurs jantes. L’investisseur étranger s’est penché vers moi et m’a embrassée sur l’épaule.

À compter de ce moment, j’ai commencé à m’imaginer que j’allais épouser l’investisseur et que notre mariage serait associé à la cérémonie d’ouverture de la station de ski. Nous monterions ensemble jusqu’au sommet de la colline, lui en costume, moi en robe de mariée avec un voile qui tomberait de la cabine du remonte-pente et caresserait la cime des pins lorsque nous serions suffisamment haut, au-dessus du pic.

Quelques jours plus tard, j’ai à nouveau rencontré l’investisseur avec son traducteur. Il était revenu avec un groupe d’experts afin de mesurer l’étendue de la forêt qu’il faudrait déboiser en dehors des heures d’extraction. Il m’a saluée poliment et son traducteur m’a expliqué qu’il voulait savoir si je pensais que les habitants l’autoriseraient à asphalter les routes. À ce moment-là, l’investisseur était déjà surnommé «le Croque-mort» au village, à cause de sa voiture noire, certains le menaçaient depuis leurs fenêtres. Je lui ai malgré tout répondu qu’il était possible de recueillir les signatures.

«Il faut juste que les gens s’habituent.»

Les excavateurs sont arrivés un mois plus tard. Ils ont à peine eu le temps de défoncer l’ancienne route et on a tout de suite compris qu’il n’y aurait pas de remonte-pente. Les lois sur la protection de l’environnement – pour une raison quelconque, l’équipe juridique de l’investisseur n’avait considéré que trop tard qu’elles étaient insubmersibles – ont stoppé toutes les machines.

L’investisseur, son traducteur et les autres personnes qui le servaient sont revenus au village le premier dimanche de l’Avent, d’après les rumeurs, ils ont traîné le maire dans la rue en l’arrachant à son déjeuner familial, car il avait en quelque sorte omis de mentionner que la partie supérieure de la prairie était rattachée à une zone protégée. Les propriétaires des terrains avaient signé un contrat, mais l’institution chargée de la préservation devait avoir le dernier mot. L’investisseur en personne a maudit le maire, en le remerciant pour tous ces mois perdus passés à planifier.

Quand l’investisseur et sa suite ont traversé la plate-forme inondée de soleil entre les maisons pour rejoindre leurs voitures, les gens se sont massés derrière leurs clôtures pour se moquer de l’investissement raté.

«Connards! a crié le traducteur, vous n’avez rien compris. C’est vous qui allez pourrir dans ce trou paumé, pas nous.»

Les deux hommes ont claqué les portières d’un 4x4 crachotant qu’ils ont quitté pour leur élégant véhicule noir afin d’emprunter la route défoncée, ils ont entamé la descente de la colline et on ne les a plus jamais revus chez nous. Il n’y a pas eu de mariage avec l’investisseur et pas de remonte-pente non plus.

Le deuxième étranger que j’ai rencontré cette année-là était Saša Ondrejček, un célèbre présentateur de la télévision régionale. Il était venu chez nous pour tourner un reportage traitant de l’annulation du chantier de la station de ski et de la mort d’un second ouvrier dans la carrière. Il a fait le tour des maisons avec un caméraman pour nous demander quelles étaient les conditions de travail pendant l’extraction, si les règles n’avaient pas été enfreintes, mais aussi ce que nous pensions du fait de ne pas avoir de station de ski et comment nous allions bien pouvoir vivre.

«Mon fiancé est mort au cours de l’extraction», lui ai-je révélé.

Saša Ondrejček était ravi.

«Avez-vous envisagé de porter plainte contre l’entreprise?»

J’ai répondu que mon frère et mon père travaillaient dans la carrière.

«Cette entreprise fait vivre ma famille. Ça arrive, les accidents. C’est comme avec la mort de mon fiancé.»

Saša Ondrejček acquiesçait, il m’a remerciée à la fin de l’entretien.

«Merci. On va l’exploiter. Allez, Jaro, on y va!»

Le reportage a été diffusé aux informations nationales deux jours plus tard. J’ai été effarée de découvrir à quel point mes oreilles rouges ressortaient à l’image. De plus, Saša Ondrejček avait coupé mon témoignage pour qu’il donne l’impression que je me plaignais de l’entreprise. La fin du reportage était filmé dans la prairie: «Cette jeune fille n’est qu’une victime parmi d’autres de la pieuvre multinationale, dont les tentacules voraces se sont frayé un chemin jusqu’ici, dans le monde innocent de Horné Vrboslavice. Saša Ondrejček, télévision Kraj.»

Ma mère a poussé un profond soupir.

«Si tu tenais tant que ça à ce qu’on te voit figée à la télévision, tu n’avais qu’à te porter volontaire quand ils cherchaient des figurants pour un film. Ça, c’est la honte.»

Après le Nouvel An, l’équipe de télévision est revenue pour effectuer des prises de vue en prévision d’un nouveau reportage traitant de la plainte déposée par l’entreprise à l’encontre de la chaîne Kraj pour dénonciation calomnieuse et dommages causés à la marque. En apprenant que Saša Ondrejček était de retour au village, j’ai enfilé mon manteau du dimanche et mis du rouge à lèvres, comme lorsque j’étais passée à la télévision.

J’ai accouru sur la place et l’ai trouvé en train de fumer devant la mairie.

«C’est moi que vous avez filmée la dernière fois.»

Saša a souri poliment.

«Comment va la famille? Pas d’accident du travail?»

J’ai répondu que non, mais que s’il était d’accord, je pouvais l’inviter à déjeuner à la cantine des ouvriers.

« Sans vouloir être méchant, je ne prendrais même pas un verre d’eau chaude dans ces cantines de montagne.»

Il a jeté son mégot et fermé son blouson.

«Ma mère vous fait dire qu’elle veut retirer mon témoignage parce que je suis simple d’esprit et ne peux pas porter la responsabilité de la diffamation, ai-je ajouté.

— Elle est pour nous la responsabilité, ma petite, a répondu Saša Ondrejcek en me faisant un clin d’œil avant de brusquement cogner contre la vitre entrouverte de la voiture. Réveille-toi, Jaro, on va tourner!»

Saša Ondrejček s’est ajouté à la liste des hommes qui ne m’épouseraient pas.

***

À la fin de l’hiver, j’ai fait la connaissance d’un photographe du magazine Joyeuses Carpates qui se baladait sur un sentier de randonnée. Un passant lui avait dit qu’on portait des masques uniques en leur genre à Horné Vrboslavice pendant la période du carnaval. Le photographe s’était laissé tenter, avait dévalé la forêt décimée et dormi pendant deux jours dans un foyer d’ouvriers pour être présent lors des festivités.

Je l’ai remarqué pour la première fois lorsqu’il m’a éclairée avec son flash pendant le carnaval.

«Formidable!» a-t-il dit. Il m’a tendu la main et promis que j’allais finir en couverture.

«Si c’est publié, n’écrivez pas que je suis contre l’entreprise, lui ai-je demandé.

— Je prends des photos pour Joyeuses Carpates, m’a-t-il rassurée, je ne m’occupe pas de l’entreprise. Nous cherchons à montrer les particularités des régions.»

Il a levé la main pour caresser mon oreille qui rougissait. «Toi, tu es très particulière.»

À la tombée de la nuit, je me suis rendue avec le photographe de Joyeuses Carpates dans la remise vide qui se trouve derrière notre maison. Abruti par le vin aigre, il a maladroitement accroché le sac qui contenait ses objectifs sur une fourche.

«J’adore les filles en costume traditionnel».

Il a plongé sous ma jupe et poussé des cris affreux pendant quelques instants avant de se raidir. Je n’avais encore jamais entendu un tel silence. J’aurais pu percevoir le sommeil d’un ours derrière le mur de la forêt.

«Quel est ton nom?

— Ališa.

— Ališa, a-t-il répété, tu as la même odeur que la chaux brute.»

Le photographe de Joyeuses Carpates est parti par le premier bus du matin, en même temps que les ouvriers et les gens des villages voisins qui avaient passé la nuit à Horné Vrboslavice pour faire la fête. Il n’a rien oublié et ne m’a rien laissé en souvenir. Le jour s’est levé et je suis partie dans la prairie pour ramasser les gobelets et ballons en plastique.

***

J’ai rencontré mon véritable fiancé avant les fêtes de Pâques. C’était un séparatiste armé. Il appartenait au groupe paramilitaire des Gardiens du feu, qui s’était formé près des frontières. Le groupement avait déclaré l’autonomie dans plusieurs villages et brûlé le drapeau national. Une partie du mouvement avait été envoyée à l’intérieur des terres. Les séparatistes ont traversé une zone comprenant plusieurs villages du nord au sud et chaque arrêt leur a permis de collecter de l’argent pour leurs activités et de recruter des jeunes. J’ai entendu dire qu’ils en avaient tué certains, mais ces informations n’ont pas été confirmées.

Ils sont arrivés chez nous par le téléphérique le dimanche des Rameaux. Parvenus devant la mairie, ils ont déroulé un drapeau portant leur emblème et ont harangué les habitants à l’aide de mégaphones pour qu’ils se rendent sur la place. Quand suffisamment de personnes ont été rassemblées devant la mairie, le chef des séparatistes a levé les bras.

«Citoyens, n’ayez pas peur et approchez!Nous voulons parler avec vous de l’avenir de notre nation. Formons une assemblée citoyenne.»

Le séparatiste qui me plaisait se tenait à la gauche du chef. Il était grand et mastiquait du chewing-gum. Ce n’était visiblement pas la première assemblée qu’il devait surveiller et cela ne l’amusait plus.

«Frères, a aboyé le chef, les usurpateurs occupent notre terre et exploitent notre peuple! Ils ont étouffé la flamme de notre nation. Mais nous ne nous rendrons pas! Nous sommes les Slaves!»

La foule s’est mise à brailler. Le chef n’a pas souri, même si cela devait lui plaire. C’était un vrai soldat.

Une fois l’assemblée terminée, le principal groupe armé s’est entassé dans la cantine des ouvriers pour continuer à débattre avec les représentants du peuple. Mes frères et moi sommes parvenus à nous frayer un chemin jusqu’à la cantine pour voir l’assemblée se poursuivre de façon informelle.

«Comment tu t’appelles?» ai-je crié en direction de mon séparatiste.

Sans le vouloir, je lui ai envoyé un peu de mousse de bière en plein visage. Il a essuyé sa joue avec le dos de sa main et m’a soufflé son nom dans mon oreille rouge.

«Ališa.»

Au petit matin, nous nous sommes rendus jusqu’à l’observatoire de la prairie, où les premiers rayons du soleil traversaient déjà le tamis des nuages. Le séparatiste m’a empoignée par les flancs et tirée vers lui.

«Une Slavonne pure souche, a-t-il estimé après m’avoir examinée, et ces cheveux, mon Dieu, une perfection!

— Je suis simple d’esprit, l’ai-je prévenu.

— Nous sommes tous les enfants du Seigneur, m’a-t-il expliqué, nous portons tous les deux le même nom, ce ne peut être que le destin.»

«Nous aurons notre propre État, a-t-il ensuite prédit, c’est une certitude. Ils ne peuvent pas nous vaincre. Notre enfant naîtra en tant que citoyen de la République slavonne chrétienne et souveraine.

— Je n’arriverai pas à m’en souvenir, ai-je soupiré.

— Je peux te l’écrire, le séparatiste a passé ses doigts sur ma joue et l’a pincée, tu sais lire, non, ma jolie?»

Il a introduit en moi son énorme sexe qu’il a libéré de sa boucle de ceinture et de la glissière de son pantalon. Il a craché son chewing-gum sur la pulpe de son doigt jaune avant de le coller derrière son oreille. La vision du futur État l’imprégnait d’une force herculéenne.

«République», saillie, «Slavonne», saillie, «Chrétienne», saillie, « Souveraine», a-t-il hurlé avant de s’écrouler sur l’oreiller.

Environ deux secondes plus tard.

Ališa le séparatiste est mort au cours d’une tentative de coup d’État militaire. La police l’a abattu. Je ne suis pas allée à son enterrement. Maman ne m’avait pas donné d’argent pour le train.

© Traduit du slovaque par Nicolas Guy, 2023

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